Cannes Obscure - 2005 - Les Amants réguliers - Philippe Garrel
25 mai 2025
Les Amants réguliers (Philippe Garrel, 2005)
Le noir profond de Mai 68, le ralenti du deuil amoureux
C’était Cannes 2005, et Les Amants réguliers ne concourait pas pour la Palme. Trop long, trop lent, trop pur peut-être. Il fut projeté hors compétition, séance spéciale pour cinéphiles insomniaques ou romantiques en ruine. Une heure avancée de la nuit, des sièges vides qui grincent, des journalistes qui bâillent. Et pourtant, ce film-là, ce poème au ralenti, a marqué Cannes comme une brûlure blanche. Garrel filmait déjà contre le temps. Il y avait dans cette nonchalance, ce refus du rythme, quelque chose de profondément politique.
Les Amants réguliers commence dans la nuit. On est à Paris, en 1968. Mais Garrel ne reconstitue pas Mai 68 comme une émeute de carte postale : il en fait une matière obscure, intérieure. On voit les pavés, oui, la police, les fumigènes, mais tout est filmé comme dans un rêve enfumé. Le noir et blanc est magnifique, granuleux, comme si la pellicule pleurait un passé qu’elle n’a pas connu. Le personnage de Louis Garrel, François, flotte dans cette insurrection avec la beauté désinvolte d’un ange déchu.
Il y a dans le regard de Philippe Garrel quelque chose qui refuse la nostalgie. Les Amants réguliers n’idéalise rien : ni la révolution, ni l’amour, ni la jeunesse. Et pourtant, il y a dans ce film une douleur d’amour fou, une mélancolie si physique qu’elle colle à la peau comme la fumée froide d’une cigarette oubliée. Clotilde Hesme est sublime. Elle marche comme on tombe, elle parle comme on se tait. Entre elle et François, il y a la lenteur nécessaire des passions trop grandes.
Dans les couloirs de Cannes cette année-là, certains fuyaient la projection. « C’est trop lent, il ne se passe rien », disait-on. Mais ceux qui sont restés ont vu un miracle rare : un film qui s’obstine à filmer les silences, les corps las, les cendres après la fête. Ce n’est pas un film politique. Ou alors si : dans sa manière de ne pas céder au spectaculaire, il devient un acte de résistance.
Ce que Garrel filme, c’est la gueule de bois post-révolutionnaire. L’après. Quand on se réveille, les idéaux tachés, les visages flous, les amants fatigués. C’est un film sur les désillusions, et pourtant, c’est sans doute l’un des plus beaux chants d’amour du cinéma français. Il faut accepter le rythme, se laisser emporter par les variations lentes de Jean-Claude Vannier, par la lumière laiteuse, par les longs travellings immobiles. C’est comme lire un poème au ralenti en écoutant le bruit de son propre cœur.
Garrel, c’est le contraire d’un effet de mode. Il tourne avec ses proches, ses obsessions, ses absences. Le film lui-même semble venir d’un autre siècle, comme un manuscrit retrouvé dans un grenier oublié du Quartier Latin. Un cinéma de spectre et de beauté austère. Et Louis Garrel, à l’écran, ne joue pas : il hante.
C’est peut-être ça, la grandeur des Amants réguliers. Ne rien céder à l’époque. Faire un film d’amour révolutionnaire sans héros, sans slogans. Juste des regards, des draps froissés, et le souvenir d’un moment où tout semblait encore possible. Un cinéma souterrain, où la poésie gagne sur le discours. Une œuvre qui ne crie pas mais qui respire lentement dans notre mémoire, longtemps après la dernière image.
Regular Lovers (Philippe Garrel, 2005)
The deep black of May ’68, the slow-motion of love in mourning
It was Cannes, 2005, and Regular Lovers wasn’t competing for the Palme. Too long, too slow, too pure, perhaps. It was screened out of competition — a special session for insomniac cinephiles or romantics in ruins. A late hour, creaking empty seats, yawning journalists. And yet, this film — this slow-motion poem — left a mark on Cannes like a white burn. Garrel was already filming against time. In his languor, in his refusal of pace, there was something deeply political.
Regular Lovers begins in the dark. We are in Paris, 1968. But Garrel doesn’t recreate May ’68 as a postcard riot — he turns it into a shadowy, internal matter. Yes, we see the cobblestones, the police, the smoke grenades, but everything is filmed like a hazy dream. The black and white is sublime, grainy, as if the film stock were mourning a past it never lived. Louis Garrel’s character, François, floats through the uprising with the nonchalant beauty of a fallen angel.
There is something in Philippe Garrel’s gaze that resists nostalgia. Regular Lovers idealizes nothing — not revolution, not love, not youth. And yet, within it, there is a mad love’s ache, a physical melancholy that clings to the skin like the cold smoke of a forgotten cigarette. Clotilde Hesme is sublime. She walks as if falling, speaks as if silenced. Between her and François, the slow pace is necessary — passions this immense need room to breathe.
In the corridors of Cannes that year, some fled the screening. “It’s too slow, nothing happens,” they said. But those who stayed witnessed a rare miracle: a film that insists on filming silence, weary bodies, the ashes after the party. It’s not a political film. Or perhaps it is: in its refusal of spectacle, it becomes an act of resistance.
What Garrel captures is the hangover after the revolution. The aftermath. When you wake up to ideals stained, faces blurred, lovers drained. It’s a film about disillusionment, and yet it may be one of the most beautiful love songs in French cinema. One must surrender to its rhythm, be carried by the slow variations of Jean-Claude Vannier’s score, by the milky light, by the long, motionless tracking shots. It’s like reading a poem in slow motion, listening to the sound of your own heartbeat.
Garrel is the opposite of a passing trend. He films with his inner circle, his obsessions, his absences. The film itself feels like it’s from another century, like a manuscript found in a forgotten attic in the Latin Quarter. A cinema of ghosts and austere beauty. And Louis Garrel doesn’t act — he haunts.
Perhaps that’s the greatness of Regular Lovers: to surrender nothing to its era. To make a revolutionary love story without heroes, without slogans. Just glances, rumpled sheets, and the memory of a moment when everything still seemed possible. An underground cinema, where poetry triumphs over rhetoric. A work that doesn’t shout, but breathes slowly in our memory, long after the final frame.