Cannes Obscur - 2008 - Un Lac - Philippe Grandrieux

Un lac (Philippe Grandrieux, 2008)

Le souffle, la neige, la cécité du monde

Il faisait froid à la Quinzaine des Réalisateurs en 2008. Dans les salles, on parlait beaucoup de cinéma politique, de récits plus lisibles. Et puis un soir, Philippe Grandrieux a projeté Un lac. Peu de dialogues, très peu de visages nets. À l’écran, des flocons, des cris, du bois coupé. Et ce sentiment d’étrangeté qui s’installe très vite : on n’est plus au cinéma, on est dans le corps du film. Ou peut-être dans le souffle de celui qui filme.

C’est un film de la marge, mais pas de celle qu’on regarde de haut. Grandrieux n’observe pas : il s’enfonce. Il n’y a pas de ville, pas de temps, presque pas de mots. Un frère épileptique, une sœur en fusion, une maison perdue dans une forêt qui semble étrangère à la géographie humaine. Quelque chose comme un conte primitif, sans fable. On pense à Tarkovski, oui, mais sous acide. Ou dans la fièvre.

À Cannes, certains sont sortis au bout de vingt minutes. D'autres sont restés figés. Le film tient davantage de l'expérience sensorielle que du récit. Tout est filmé à fleur de peau. Des visages collés à la caméra, des mains qui tremblent, des corps qui chutent. L’image est granuleuse, la lumière presque absente, comme si le film refusait l’idée même de netteté. Il faut accepter d’être désorienté, comme on accepte une transe.

Grandrieux ne cherche pas à plaire. Il cherche à faire ressentir. À imposer une proximité gênante, une beauté viscérale, organique, presque animale. Le frère, Alexandr, vit des crises d’épilepsie qu’on traverse avec lui. Il tombe, halète, sa bouche se tord — et la caméra ne détourne jamais les yeux. Ce n’est pas du voyeurisme : c’est une forme d’amour. Brutal, sans distance, mais pur.

Il y a quelque chose de profondément subversif dans ce refus d’expliquer, de structurer. Pas de flashbacks, pas de voix off, pas de psychologie. Le spectateur doit s’abandonner. Et s’il le fait, il se retrouve face à un monde à peine habité, presque silencieux, où les gestes comptent plus que les mots. La relation entre le frère et la sœur est ambigüe, troublante. Mais jamais déplacée. Grandrieux filme l’amour comme une nécessité primitive, comme un feu qui couve sous la glace.

Le lac du titre, on le voit peu. Mais il est là, quelque part, dans l’étendue invisible du paysage. Comme une menace, ou une promesse. Le film est une marche lente vers lui. Une attente sans but. Un glissement.

À la sortie de la projection cannoise, un critique disait : « Je ne sais pas si c’est du cinéma, mais je sais que j’ai tremblé. » C’est exactement ça. Un lac n’existe pas dans les catégories habituelles. C’est un cinéma qui respire, qui pulse, qui contamine les rétines et les nerfs. Il ne se regarde pas, il se subit, comme une crise.

Il fallait oser montrer ça à Cannes. Oser imposer la lenteur, l’abstraction, l’hypnose, au milieu des récits bavards et des narrations bien huilées. Mais Un lac est là pour les gens qui n’ont pas besoin d’histoire. Juste d’un battement. D’un écho.

Cannes Obscur - 2008 - Un Lac - Philippe Grandrieux

A Lake (Philippe Grandrieux, 2008)

Breath, snow, and the blindness of the world

It was cold at the Directors’ Fortnight in 2008. People were talking a lot about political cinema, about clearer, more accessible narratives. And then one evening, Philippe Grandrieux screened A Lake.
Few dialogues. Hardly a single clear face.

On screen: snowflakes, screams, chopped wood.

And that strange feeling that settles in quickly — this isn’t cinema anymore, it’s the body of the film. Or maybe the breath of the one holding the camera.

This is a film from the margins — but not the kind you look down on.

Grandrieux doesn’t observe: he descends.

There is no city, no time, almost no words. An epileptic brother. A sister fused to him. A house lost in a forest that feels foreign to human geography. Something like a primal tale, but without a fable.
You might think of Tarkovsky, yes — but on acid. Or in a fever.

At Cannes, some people walked out after twenty minutes. Others stayed frozen in their seats. The film is more of a sensory experience than a narrative. Everything is filmed close to the skin. Faces pressed to the lens, trembling hands, collapsing bodies. The image is grainy, the light nearly absent — as if the film rejected the very idea of clarity. You have to accept disorientation the way you would surrender to a trance. Grandrieux isn’t trying to please. He’s trying to make you feel. To impose an unsettling intimacy — a visceral, organic, almost animal beauty. The brother, Alexandr, suffers epileptic seizures that we endure alongside him. He falls, gasps, his mouth twists — and the camera never looks away. It’s not voyeurism: it’s a kind of love.
Brutal, unflinching, but pure.

There’s something deeply subversive in this refusal to explain, to structure. No flashbacks. No voiceover.

No psychology. The viewer has to surrender.

And if they do, they find themselves in a barely-inhabited world, nearly silent, where gestures matter more than words.

The relationship between the brother and sister is ambiguous, disturbing — but never inappropriate.
Grandrieux films love as a primitive need, like a fire simmering beneath the ice.

The lake in the title — we barely see it.

But it’s there, somewhere, in the invisible expanse of the landscape.

Like a threat, or a promise.

The film is a slow march toward it. A purposeless waiting.

A slide into something else.

After the Cannes screening, a critic said: “I don’t know if this is cinema, but I know I was shaking.” That’s exactly it. A Lake doesn’t exist within usual categories. It’s a kind of cinema that breathes, that pulses, that infects your retina and your nerves. It isn’t watched. It’s endured — like a seizure. It took courage to show this at Cannes. To dare impose slowness, abstraction, hypnosis, in the middle of talky films and perfectly tuned narratives. But A Lake is for those who don’t need a story.

Just a heartbeat. An echo.

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