« Le Carnaval des âmes » de Herk Harvey

« Le Carnaval des âmes » de Herk Harvey

FRENCH

« Le Carnaval des âmes » de Herk Harvey – 1962 - USA

 Géométrie du cauchemar
 

Elle sort de la rivière. Pas un cri, pas une larme.
Juste une silhouette qui glisse hors de l’eau, comme une erreur du réel.
La caméra la filme de haut, presque religieusement.
Ligne droite de la rambarde, sinuosité lente du courant, éclat métallique sur l’eau sombre.
C’est déjà un tableau.
Et ce ne sera que ça, pendant tout le film : des cadres, des lignes, une tension géométrique.

Elle fuit, mais chaque plan l’enferme un peu plus.

Le plan subjectif sur la route.
Double ligne blanche.
Asphalte qui vibre.
On entre dans sa tête, mais sa tête, c’est déjà un piège.

Elle arrive ailleurs. Nouvelle ville, nouvelle façade.
Mais les murs ont des yeux.
Les rues, un silence qui coupe.
Dans le grand magasin, elle avance dans des allées trop nettes.
Plongée totale dans des rayons aseptisés.
Personne ne répond.
Les lignes fuient, mais ne mènent nulle part.
Elle se dissout. Elle devient absence.

Le pavillon fantôme, lui, hurle en silence.
Colonnes, arches, rampes tordues.
Le cadre se fait vertige.
Verticales écrasantes, horizontales qui tranchent, obliques menaçantes.
Ce n’est pas un décor : c’est une structure mentale.
Un monde intérieur vidé de ses habitants.

L’eau revient, sans arrêt.
Toujours là, en miroir, en menace.
Elle contient tout : l’accident, le souvenir, la fin.
Même dans la baignoire, l’eau n’est plus un soin, mais une faille.

Et puis ce ralenti, venu d’un autre temps.
Le film, déjà spectral, devient liquide.
Elle voit quelque chose – un motif, un masque, un avertissement.
Mais tout est ralenti. Comme si l’image elle-même hésitait à montrer.

Les couples dansants, sur le lieu abandonné, forment une chorégraphie déréglée.
Ils ne dansent pas. Ils répètent un geste mort.
Ils tournent, mécaniques, téléguidés, comme des figurines de vitrine.
Un manège qui ne connaît pas l’arrêt.
Et plus tard, même leur lenteur devient pesante.
On n’est plus dans le rêve, on est dans la boucle.

La caméra, elle, reste précise. Chirurgicale.
Pas d’accident dans le cadre.
Chaque image est pensée, froide, tranchante.

Et elle, la femme au centre, n’a rien d’une victime.
Voiture, travail, solitude assumée.
Elle avance. Elle ne quémande rien.
Mais elle est trop seule. Et cette solitude-là, dans les années 60, c’est déjà une folie.

Quand elle rêve, on entend l’eau.
Les sons sont déformés, lointains.
Les voix passent à travers des barreaux liquides.
Elle est là, mais comme dans un bocal.
Personne ne l’entend.

Un oiseau vient fendre le silence.
Le monde extérieur l’appelle.
Mais elle ne sait plus répondre.

Quand elle revient au pavillon fantôme, tout a changé.
Avant, lumière brute, ombres noires, plans nets.
Maintenant, le crépuscule.
Le décor s’est vidé, et l’image aussi.

Elle danse.
Mais pas par choix.
Elle danse avec le cauchemar.
Et autour d’elle, les couples s’immobilisent.
Les lignes bougent à peine.
L’image devient peinture, fixée dans le temps.

La fin est simple : voiture, rivière, disparition.
Le cercle se referme.
Elle n’a jamais quitté la boucle.

Et même si certains plans restent figés, même si parfois les visages peinent à vibrer,
on s’en fout.
Ce n’est pas un film d’émotion.
C’est un film de vision.
Un cauchemar d’architecte.
Un labyrinthe de cadres et d’angles morts.
Un monde où chaque image est une sentence.

Impossible de pas penser à Lynch.

À ses femmes paumées dans des villes qui les recrachent. À ses couloirs sans fond, ses visages qui changent, ses silences trop longs pour pas être coupants.

Lucretia Martel, elle, c’est les sons.

Le souffle de l’eau dans l’oreille, les voix comme à travers une cloison. Même sensation de perte, mais sans panique.

Juste un truc cassé.

Romero, lui, il a dû voir ce bal des morts : les corps raides, les visages vides, qui dansent comme s’ils n’avaient jamais su vivre.

Maya Deren plane au-dessus, comme une ombre élégante. La princesse de la beauté mal placée Montage hanté, vertige sec.

Ce n’est pas une influence, c’est une lignée.

 

 

EXPERIMENTAL - « Le Carnaval des âmes » de Herk Harvey – 1962 - USA EGL/FR VERSION

ENGLISH

"Carnival of Souls" by Herk Harvey – 1962 – USA


Geometry of Nightmare

She emerges from the river. No scream, no tear.
Just a silhouette slipping out of the water, like a flaw in reality.
The camera captures her from above, almost reverently.
Straight line of the railing, slow curve of the current, metallic gleam on the dark water.
It’s already a painting.
And that’s all it will be throughout the film: frames, lines, a geometric tension.
She runs, but each shot traps her further.


The subjective shot on the road.
Double white line.
Vibrating asphalt.
We enter her mind, but her mind is already a snare.
She arrives somewhere else. A new town, a new facade.
But the walls have eyes.
The streets, a cutting silence.
In the department store, she walks down unnaturally neat aisles.
Total immersion in sanitized shelves.
No one responds.
The lines flee, but lead nowhere.
She dissolves. She becomes absence.

 

The ghost pavilion, on the other hand, screams silently.
Columns, arches, twisted ramps.
The frame becomes vertigo.
Crushing verticals, slicing horizontals, menacing diagonals.
It’s not a set: it’s a mental structure.
An interior world emptied of its inhabitants.
Water returns, relentlessly.
Always there, in reflection, in threat.
It contains everything: the accident, the memory, the end.
Even in the bathtub, water is no longer a cure, but a fracture.
And then there’s the slow-motion, from another time.
The film, already spectral, becomes liquid.
She sees something – a motif, a mask, a warning.
But everything is slowed down. As if the image itself hesitated to show.

 

The dancing couples, on the abandoned site, form a disordered choreography.
They do not dance. They repeat a dead gesture.
They spin, mechanical, remote-controlled, like display figures.
A ride that never knows to stop.
And later, even their slowness becomes burdensome.
We’re no longer in the dream; we’re in the loop.
The camera, however, remains precise. Surgical.
No accidents in the frame.
Every image is calculated, cold, sharp.
And she, the woman at the center, is no victim.
Car, job, chosen solitude.
She moves forward. She asks for nothing.
But she is too alone. And this solitude, in the 60s, is already madness.

 

When she dreams, we hear the water.
The sounds are distorted, distant.
The voices pass through liquid bars.
She is there, but like in a jar.
No one hears her.
A bird comes to slice through the silence.
The outside world calls her.
But she no longer knows how to respond.
When she returns to the ghost pavilion, everything has changed.
Before, harsh light, black shadows, sharp shots.
Now, dusk.
The set has emptied, and so has the image.
She dances.
But not by choice.
She dances with the nightmare.
And around her, the couples freeze.
The lines barely move.
The image becomes a painting, fixed in time.
The ending is simple: car, river, disappearance.
The circle closes.
She never left the loop.

 

And even though some frames remain frozen, even though sometimes the faces struggle to vibrate,
we don’t care.
This is not a film of emotion.
This is a film of vision.
An architect’s nightmare.
A labyrinth of frames and blind spots.
A world where every image is a sentence.

 

Impossible not to think of Lynch.
Of his women lost in towns that spit them out.
Of his endless hallways, his shifting faces, his silences too long to not cut.
Lucretia Martel, for her part, is all about sounds.
The breath of water in the ear, voices like through a partition. The same feeling of loss, but without panic.
Just something broken.
Romero, on the other hand, must have seen this ball of the dead: stiff bodies, empty faces, dancing as if they never knew how to live.

Maya Deren hovers above, like an elegant shadow. The princess of misplaced beauty. Haunted montage, dry vertigo.

This is not an influence, it’s a lineage.

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